Passionnée depuis toujours par la danse historique et l’expression corporelle, la carrière de Sigrid T’Hooft la mène à la mise en scène d’opéras exécutés d’une manière historiquement informée.
Ici, elle s’occupe du langage corporel et de la gestuelle de la chanteuse dans la « Scena di Berenice », une œuvre particulièrement dramatique.
Comment votre passion pour les mouvements scéniques d’un chanteur s’est-il développé ?
Enfant, j’aimais déjà tout particulièrement la musique ancienne et la danse. J’ai toujours voulu savoir quel était le langage corporel qui allait avec la musique de cette époque. Plus tard, j’ai découvert que la danse baroque existait réellement, une danse véritablement en lien avec cette musique. J’ai réalisé que la musique de danse ne pouvait sonner comme elle sonnait que parce qu’un certain langage corporel lui était lié, propre à cette époque. Il y a quinze ans, j’ai commencé à faire de la mise en scène de théâtre musical et d’opéra. Car, de la même manière qu’avec la danse, un langage corporel est associé au chanteur qui se produit sur scène. J’ai toujours trouvé cela passionnant.
Pouvez-vous me dire en quoi consiste précisément ce langage corporel ?
Le fondement du langage corporel des 17e et 18e siècles jusque pendant une bonne partie du 19e siècle est basé sur d’anciens ouvrages romains de rhétorique qui traitent de la manière de faire un discours. Quintilien et Cicéron ont à de nombreuses reprises exposé quels moyens physiques supplémentaires il fallait employer pour donner de la puissance rhétorique à un discours. Une grande partie de ce matériau de base a été réutilisé à partir du 17e siècle dans de nombreux arts.
À l’époque baroque, tout artiste était initié au langage de la rhétorique, de Saint-Pétersbourg à Madrid. Pour le chant, c’était similaire. La manière dont un chanteur jouait sur scène était sous sa propre responsabilité. Il n’y avait pas de metteur en scène.
Comment est-il possible de reconstituer un tel langage corporel ?
À partir de la fin du 16e et du début du 17e siècle, un nombre incroyable de descriptions de chanteur sur scène, de chanteur dramatique, ont été faites. Mais il n’est pas toujours facile de comprendre ce qu’une description de ce type signifie pour un corps. Il existe heureusement également un grand nombre d’autres sources. J’ai scruté un nombre faramineux d’illustrations, peintures et gravures, examiné des partitions et me suis penchée sur des manuels. J’ai également étudié Descartes afin de repérer les différentes passions et émotions, regardé des ouvrages d’art afin de voir comment je pouvais associer une certaine expression à une émotion particulière, et lu de nombreuses critiques d’exécutions d’alors afin de déterminer ce qui était apprécié et ce qui ne l’était pas. J’ai enfin essayé beaucoup de choses. C’est ainsi que j’ai développé mon propre « langage ». Car chacun se fait selon moi sa propre interprétation des sources aujourd’hui disponibles. Pour moi la vérité ne se situe pas dans le « comment on a fait cela autrefois ». Mon intention est, en conformité avec la musique, de me rapprocher d’un certain langage, de sorte que sa force d’expression en soit renforcée auprès du public.
Quel est l’importance d’un costume historique pour un chanteur ?
La manière dont on bougeait sur scène était en grande partie liée à la forme et la construction du costume. Autrefois, le costume traditionnel ne permettait pas, par exemple, de lever haut les bras vers le ciel. Comme les mouvements sont en grande partie liés à la forme du costume et à sa logique, cela ne paraît pas limitant mais plutôt libérateur. Il en est de même du langage corporel que les chanteurs devaient assimiler. Les nombreuses règles sont apprises avec grand effort. Mais une fois le « langage » assimilé et le « corset » devenu familier, un monde s’ouvre généralement au chanteur. Je les vois vivre un moment de prise de conscience : tout est à sa place, tous les aspects de la prestation parlent alors le même langage. Ce bonheur, ce scintillement des yeux me réchauffe le cœur.
…et pour le public ?
La gestuelle et les costumes forcent le public à avoir un certain regard : là où, pour un concert vocal « habituel », il est simplement en mode d’écoute, il est à présent invité à écouter également avec ses yeux. L’orchestre, le charisme du chanteur soliste et la composition musicale, n’ont plus besoin de rivaliser avec le contenu textuel, la dramaturgie, et la composition poétique. Dans le théâtre musical moderne du répertoire du 18e siècle, l’impact du regard sur le vécu de l’émotion est parfois si fort et surtout si « différent » que la musique constitue une sorte d’arrière-plan dont on n’a presque plus conscience. Ce qui est beau, c’est de voir qu’avec la gestuelle il est possible de faire constamment sentir au public que le regard et l’ouïe sont nourris de la même manière et qu’ils s’inspirent mutuellement.
Du moment où l’œil est aussi attentif, je veux bien offrir au public un tableau encore plus complet. Parallèlement au costume, le mode d’éclairage influence aussi la puissance de la force d’expression du langage corporel. La lumière, à l’époque de Haydn et de Mozart, était installée sur scène surtout vers les coulisses et juste devant le chanteur, sur le bord de l’espace où il se produisait. La lumière au sol met un accent très particulier sur le visage qui, avec le maquillage, renforce l’expression entière du visage.
Avez-vous un lien personnel avec cette œuvre, Scena di Berenice ?
J’aime mettre en scène des choses incroyablement dramatiques. Je ressens un lien avec les femmes à la personnalité forte, entièrement mises hors d’elles, par le chagrin ou la jalousie par exemple. Berenice, fiancée à Antigone, tombe amoureuse de son fils Demetrio, né d’un mariage précédent. Demetrio ne voit pas d’issue dans son dilemme et décide de se suicider. C’est assez exceptionnel à l’époque baroque. Le plus souvent, ce sont les femmes qui se suicident pour sortir d’une situation inextricable, se soustraire à un scandale, fuir un enlèvement, etc. Les hommes rarement se suicident. Dans cette cantate, Berenice traverse tous les stades du doute dans son amour, sachant que Demetrio est en train de mourir : elle veut l’arrêter, puis mourir avec lui, en donne ensuite la responsabilité aux dieux, pour enfin se perdre, espérant que son chagrin grandissant lui sera finalement fatal… Le personnage voyage sur le plan émotionnel comme dans un opéra, et cela en moins d’un quart d’heure.
Cette œuvre est depuis longtemps sur la liste de celles sur lesquelles j’ai envie de travailler. Elle est rarement exécutée, notamment parce qu’elle est particulièrement exigeante pour la chanteuse. C’est une cantate pour mezzosoprano mais elle exige en réalité une immense tessiture. Elle est en outre très intensive. Il ne s’agit pas « d’une petite promenade dans la forêt ». Il est nécessaire de se forger une distance à l’émotion afin de pouvoir faire ressentir au public une émotion multipliée. Mais c’est une œuvre très gratifiante pour l’interprète : elle commence par un récitatif dramatique et termine par un air concertant, véritable vitrine où la chanteuse peut déployer à l’envie ses capacités techniques et musicales. Pour finir, elle est magnifiquement orchestrée. Bref, c’est une pièce magnifique.
Traduction : Clémence Comte